CITOYEN TOUSSAINT
de Ralph Korngold
Première partie
Haïti avant Toussaint
CHAPITRE 8
L'inhumanité de l'homme envers l'homme
En théorie, le pouvoir du
propriétaire d'esclaves sur son esclave était limité. Le Code des Noirs interdisait au
maître d'infliger une punition corporelle à son esclave, à moins de négligence dans
son travail et alors, seulement d'une manière très limitée. Toutes les autres
infractions devaient être punies par les autorités, lesquelles n'ont jamais été
accusées d'excès de complaisance envers les esclaves par quiconque. Mais la loi n'était
pas et ne pouvait pas être appliquée. Les plantations étaient souvent très éloignées
de la localité la plus proche. De plus les maîtres estimaient que la punition infligée
en présence des esclaves avait plus d'effets. Les esclaves avaient le droit de se
plaindre aux autorités, mais le gouverneur Gallifet et d'autres fonctionnaires coloniaux
admettaient franchement que cette clause de la loi était sans signification. Hilliard
d'Auberteuil qui ne voulait pas abolir l'esclavage, mais le réformer, rapporte :
« Des nègres meurent
tous les jours sous les chaînes et le fouet. Ils sont battus, étranglés, brûlés à
mort, sans aucune formalité légale. Tous les actes de cruauté envers eux demeurent
impunis. À St. Domingue n'importe quel blanc peut maltraiter un nègre en toute
impunité. La situation est telle que les nègres peuvent être réputés comme les
esclaves, non seulement de leurs maîtres, mais aussi du public en général. Un tort fait
à un esclave est considéré uniquement par les juges du point de vue du dommage
pécuniaire souffert par les propriétaires.»
En 1786 le Roi de France, alerté par les rapports de
fonctionnaires coloniaux, prit un édit qui faisait honneur à ses intentions. Il était
défendu aux propriétaires d'esclaves d'administrer plus de cinquante coups de fouet à
un esclave. Les contrevenants devaient être frappés d'une amende de 2 000 livres
pour la première infraction et à la récidive se voir interdits de posséder des
esclaves. Si un esclave mourait à la suite d'une punition infligée par son maître, la
peine était la mort. Le fait qu'un édit aussi sévère fût jugé nécessaire prouve que
la situation était grave. Malheureusement cette loi, comme presque toutes les autres
destinées à humaniser l'esclavage, s'avéra sans effet. L'édit fut mis à l'épreuve en
1788, quand le planteur le Jeune commit de telles cruautés contre ses esclaves que
quatorze d'entre eux, craignant pour leur vie, se réfugièrent au Cap pour y rechercher
protection. Les magistrats se rendirent à la plantation. Ils découvrirent que
Le Jeune avait tué quatre esclaves et mis deux négresses à la torture. Les femmes
étaient chargées de chaînes, les pieds, les jambes et les fesses horriblement brûlés,
leurs plaies suppurantes. L'une d'elles avait un collier de fer attaché autour du cou,
l'empêchant d'avaler. Les deux moururent des suites de ce traitement. Un mandat d'arrêt
contre Le Jeune fut émis, mais il disparut. Le Gouverneur et l'Intendant écrivirent
dans un rapport commun au Ministre de la Marine :
« Le 23 mars nous
reçûmes une pétition d'un groupe de citoyens nullement ceux méritant le
moins le respect se déclarant solidaires du sieur Le Jeune et exigeant que
les esclaves qui le dénonçaient reçoivent chacun cinquante coups de fouet.»
L'affaire fut jugée et Le Jeune acquitté. Le
gouvernement fit appel, mais la Cour souveraine, submergée de réclamations, menaces et
pétitions, confirma l'acquittement. « En un mot », rapporte l'Intendant,
« il semblerait que la sécurité de la colonie dépendit de l'acquittement du sieur
Le Jeune. »
La forme la plus commune de
châtiment était le fouet. Le fouet avec lequel cette punition était administrée est
ainsi décrit dans le Résumé des Témoignages de la Commission d'Enquête :
« Le fouet est
généralement fait de cuir de buf tressé, à la lanière épaisse et forte. Il est
un instrument tellement redoutable dans les mains de certains commandeurs, qu'il leur
permet d'enlever la peau du dos d'un cheval. Il (le témoin) les a entendus se vanter d'en
laisser les traces sur une planche et les a vus le faire. À son application sur le dos
d'un esclave, il a vu le sang gicler au premier coup. »
D'autres témoins attestèrent qu'« à chaque coup un
morceau de chair était enlevé », qu'« il fera même saigner à travers les
vêtements », que « l'effusion de sang est telle, que leurs blouses, s'ils les
renfilaient immédiatement, paraissaient aussi raides que du bougran(1) »,
que « les incisions sont parfois si profondes que vous pouvez poser vos doigts dans
les plaies.» D'autres châtiments jugés légitimes consistaient à marquer l'esclave au
fer rouge sur la joue, le mettre aux fers ou au pilori, lui faire porter un collier de fer
(souvent avec des projections s'étendant très au-dessus de la tête, pour rendre la
fuite en forêt impossible), lui couper une oreille ou les deux. Un expert disciplinaire
à St. Domingue préconisait l'ablation du nez plutôt que des oreilles, pour empêcher
les nègres de cacher cette mutilation en portant un mouchoir. Malgré
la destruction préméditée des minutes des tribunaux à St. Domingue, la liste des
punitions « extraordinaires » bien authentifiées s'avérait comporter : la
projection de l'esclave vivant dans un foyer en flammes ; la suspension par les bras
et les jambes sur un feu doux ; l'enterrement vivant ; l'enterrement jusqu'au
cou, la tête et la figure enduites de sucre brûlé pour attirer les mouches et autres
insectes ; le ficelage dans un sac et la noyade ; la friction du corps avec du
sucre en déversant des cuillerées de fourmis dans tous les orifices corporels ;
l'introduction dans un tonneau dans lequel des clous avaient été enfoncés et son
roulement sur le versant d'une montagne ; le déversement de sucre bouillant sur la
tête rasée de la victime ; l'obligation de manger des excréments humains ; la
pendaison par les oreilles ou la tâte en bas ; l'amputation des parties
génitales ; bourrer le rectum de poudre à canon et le faire exploser (ceci était
un châtiment des plus prisés et connu sous le nom de brûler un
peu de poudre au cul d'un nègre(2)) ; appliquer
le feu aux organes génitaux, la crucifixion, etc. Il y a abondance d'évidence pour
prouver que quelque barbare que fût la conduite d'un planteur envers ses esclaves, il
n'avait aucune raison de craindre l'ostracisme. Le baron de Wimpffen écrivait de St.
Domingue, en 1790, à un ami : « Une femme que j'ai vue, une jeune femme, l'une
des plus belles de l'île, donna un grand dîner. Quand un plat de gâteaux qui n'étaient
pas bien réussis fût servi, elle se mit en fureur et ordonna que son cuisinier nègre
fût saisi et jeté dans la fourneau dont le feu brûlait encore. Cette horrible mégère
dont je cache le nom par considération pour sa famille, reçoit encore quotidiennement
l'hommage de la société, car elle possède la fortune et la beauté.» En effet, il
semble qu'une conduite barbare envers ses esclaves suscitait l'admiration et rehaussait la
réputation d'un homme. Le 18 juillet 1791, Guiton, un agent du Club Massiac, le fameux
cercle des planteurs, à Paris, écrivait une lettre à Billard, le président du cercle,
dans laquelle il disait : « S'il faut un homme qui ne se fait pas scrupule de
couper des têtes, le citoyen Général de Caradeux (commandant du district de
Port-au-Prince) est l'homme à appeler.» Quand il était intendant de la plantation
Aubry, il coupa environ cinquante têtes. Pour que la leçon ne fût pas perdue, il les
fit planter tout le long de la haie de la plantation, comme un autre aurait planté des
palmiers et comme si c'était la décoration la plus naturelle du monde.
À St. Domingue, le taux de mortalité parmi les esclaves
excédait de deux et demi pour cent celui des naissances. Si la traite avait été abolie
et l'esclavage maintenu, les nègres auraient disparu en quarante ans, aussi complètement
que les indiens. « Il y a à peine une plantation dans la colonie », dit
Frossard, « où le nombre d'esclaves peut être maintenu sans acquisitions
annuelles.» Ceci, nous assurent les apologistes des propriétaires d'esclaves, était dû
au fait que les planteurs préféraient acheter les esclaves plutôt que de les élever,
car la grossesse entravait le travail. À cet argument qui a peu de rapport avec la
vérité, Leroy-Beaulieu a ajouté l'argument supplémentaire que « par quelque loi
fondamentale de la nature, l'esclavage nuit aux capacités reproductrices de l'homme,
comme le fait la captivité pour les animaux sauvages.» Que ceci soit vrai ou non, il n'a
pas de rapport avec la situation à St. Domingue où le taux des naissances était, au
contraire, remarquablement élevé entre huit et neuf pour cent. Les nègres
sont une race prolifique. Avec ou sans encouragement, ils continuèrent à se reproduire.
La raison pour laquelle des milliers de nègres devaient être importés chaque année,
pour couvrir l'écart entre le taux des naissances et celui des décès, n'était pas dû
à un faible taux des naissances, mais à un taux de mortalité effroyablement élevé.
Dans son rapport à l'Assemblée Nationale française, Garran-Coulon donne le taux des
décès parmi les esclaves de St. Domingue : « onze pour cent supérieur
au taux de mortalité consécutif à maintes batailles sanglantes.» Frossard dit qu'il
était d'un tiers supérieur à celui des hôpitaux de Lyon. Chaque année le neuvième
des esclaves de St. Domingue mourait. Il aurait fallu un taux de naissances extraordinaire
pour tenir tête à une telle hécatombe. Il est intéressant de remarquer que la
population que l'esclavage aurait exterminée en quarante ans, tripla pendant les
trente-huit ans qui suivirent l'abolition de l'esclavage, malgré l'arrêt complet des
importations de nègres. Comment ce gaspillage inconsidéré de vies humaines pouvait-il
avoir été de l'intérêt des planteurs ? Cette question est mise en lumière par le
témoignage devant la Commission d'enquête. Les gérants de plantations témoignèrent
que l'expérience avait prouvé qu'il était profitable d'amortir un esclave en sept ans
et, pendant cette période, de l'exploiter à la limite de son endurance. Au bout de cette
période, peu importait s'il mourait ou devenait inutilisable ; il avait été
amorti ; un nouvel esclave pouvait être acheté pour le remplacer. Un super-expert
du rendement jamaïcain, appelé Yeman, témoigna qu'à son avis, des résultats encore
meilleurs pouvaient être obtenus en épuisant un esclave en quatre ans.
Quelque chose pourrait et devrait être dit pour la
défense des planteurs. Seul un homme exceptionnel est doué de suffisamment d'imagination
créative pour résister aux apparences quand ils a des avantages en main. L'homme moyen
est dupe de telles apparences. Il faudrait aussi considérer que peu de planteurs
arrivaient an contact direct avec les esclaves des champs. C'était l'usage que les
propriétaires emploient des gérants. Ils ne pouvaient plaider l'ignorance, mais ils
pouvaient dire que leur sensibilité n'était pas directement engagée. Et ils pouvaient
soutenir que les actes de cruauté auxquels nous devenons accoutumés non seulement ne
sont pas choquants, mais peuvent même devenir une source de plaisir tel
l'attrait des arènes de Rome pour toutes les classes de citoyens romains. Les
propriétaires des plus grandes plantations ne vivaient pas à St. Domingue mais en
France. Certains étaient des hommes cultivés et il est raisonnable de supposer qu'à
leurs rares visites à la colonie, ils étaient choqués de ce qu'ils voyaient. Mais à
moins d'être né altruiste, se dispute-t-on avec un gérant qui fait que votre capital
vous rapporte vingt-cinq pour cent ou plus par an ? Risque-t-on même de l'entraver en
aucune façon ? Les planteurs résidents étaient, à peu d'exceptions près, anxieux de
laisser la colonie et d'aller vivre en France, ambition que sept sur dix parvenaient à
satisfaire. Il y en avait sans doute qui étaient péniblement impressionnés par le sort
misérable des esclaves des champs, par l'énorme taux de mortalité. Mais la méthode
employée par les gérants était réputée comme donnant les meilleurs résultats
financiers. Devait-on se condamner avec sa famille à un exil perpétuel à la colonie
pour rendre les esclaves plus confortables ? Devrait-on voir ses amis et ses voisins
partir tandis que l'on était contraint de rester ? Non ! On devait à soi-même et à ses
enfants de fuir le plus vite possible cette atmosphère abrutissante. Entre temps, on
fermait les yeux sur ce qui se passait dans le champ de canne et au moulin, et on trouvait
le soulagement dans la bonté envers les esclaves domestiques. En ce qui concerne les
gérants, dans une colonie où les propriétaires étaient soit absentéistes, soit
anxieux de s'en aller, il était inévitable que des hommes impitoyables, capables de
promouvoir des résultats rapides, eussent remplacé ceux dont les méthodes plus douces
s'avéraient moins rémunératrices. Il y avait quelques exceptions. Parfois un planteur
au cur sensible engageait un intendant compatissant et lui disait qu'il acceptait
les conséquences de sa politique plus douce. Ces hommes-là, contrairement aux Le Jeune,
devaient craindre l'ostracisme de leurs collègues, car leurs méthodes provoquaient un
plus grand mécontentement parmi les esclaves des plantations voisines.
(1) Bougran : toile de coton, apprêtée, destinée à
soutenir les parementures d'un vêtement. Aussi utilisée pour la reliure des livres. [retour]
(2) En français dans le texte original. [retour]
|