CITOYEN TOUSSAINT
de Ralph Korngold
Le 23 mai 1799, Edward Stevens, consul général des États-Unis
dAmérique à la colonie française de St.
Domingue, écrivit au général Thomas Maitland, commandant en chef de la force
expéditionnaire britannique en la même colonie, pour lavertir que la colonie
britannique de la Jamaïque ainsi que les États-Unis dAmérique étaient en danger
dinvasion par les forces armées de St. Domingue, sous le commandement du général
Toussaint Louverture. Le paragraphe se rapportant à la menace dinvasion
disait :
« Lagence de Saint-Domingue avait reçu des ordres
formels du Directoire exécutif denvahir et les états du Sud des États-Unis et
lîle de la Jamaïque. Les conseils du Gal. Toussaint Louverture étaient
sollicités quant à la meilleure façon deffectuer cette attaque. »
Le général Maitland néclata pas de rire à lidée que
larmée nègre de Toussaint Louverture pourrait envahir le continent américain. Une
armée britannique de 20 000 soldats bien entraînés et excellemment équipés
avaient été nettement défaits par Toussaint Louverture et Maitland avait reçu
lordre dévacuer. Timothy Pickering, pas plus que le secrétaire détat
américain, nenvisagea, lui non plus, laffaire comme une farce. Stevens lui
écrivait : « Son armée [larmée de Toussaint Louverture] sélève
à 300 000 hommes, dont 30 000 sont de ligne et disciplinés. Le reste est de la
milice. »
Ceci, pour le Nouveau Monde, était une armée formidable. La plus
grande force jamais commandée par Washington navait jamais excédé 20 000
hommes.
Stevens annonçait également au secrétaire que le vrai pouvoir à
St. Domingue nétait pas le Directoire français ou son agent, mais Toussaint
Louverture : « Lagent ne fait rien à présent que ce que quon veut
quil fasse. Toute la machine gouvernementale, tant civile que militaire, est
réglée et dirigée par le général en chef. »
Vu quen 1812 les Britanniques néprouvèrent pas de
difficulté à débarquer une armée aux États-Unis, il y a lieu de croire que Toussaint
Louverture aurait pu en faire de même avec laide de la flotte française. Il se
serait révélé un adversaire plus formidable que les Britanniques, car des milliers
desclaves lauraient sans doute rejoint. Le plan dinvasion comprenait la
saisie de tous les navires dans les eaux haïtiennes pour servir de transport. Le
gouvernement américain prit l'affaire suffisamment à cur pour interdire aux
navires américains de se rendre dans des ports haïtiens. Néanmoins, si le Directoire
français désirait que Toussaint envahisse les États-Unis et la Jamaïque, il
navait, quant à lui, aucune inclination à le faire. Il était beaucoup plus
intéressé à gagner son indépendance de la France. Doù, le 13 juin 1799, il
fit un traité secret avec la Grande-Bretagne et les États-Unis, dans lequel se trouve
cette clause : « Aucune expédition ne sera dirigée contre aucune possession
de sa Majesté britannique ou des États-Unis dAmérique. »
Les lignes qui précèdent convaincront le lecteur que le rôle joué
par Toussaint Louverture sur la scène politique de son temps nétait pas mineur.
Non seulement était-il extrêmement capable comme chef militaire, gouverneur et
administrateur, mais le pays quil gouvernait était alors bien plus important par
rapport au reste du monde que maintenant. Les exportations de lîle se comparaient
favorablement avec celles des États-Unis. Larmée et le revenu annuel de Toussaint
étaient plus grands que ceux daucune puissance européenne de second rang. Les deux
villes principales de la colonie, le Cap Français et le Port Républicain
(Port-au-Prince), étaient presque aussi grandes que New York. Le Cap Français
était incomparablement mieux construit quaucune ville américaine. Toussaint
écrivait avec une fierté pardonnable à Napoléon Bonaparte : « La colonie de
Saint-Domingue dont jétais commandant jouissait de la plus grande tranquillité, la
culture te le commerce y florissaient. Lisle était parvenue à un degré de
splendeur où on ne lavait pas encore vue et tout cela, jose le dire, était
mon ouvrage. »
De nombreuses dispositions pour lesquelles Napoléon avait reçu
beaucoup de louanges furent anticipées par Toussaint. Beauchamp nhésita pas à
dire : « Son [Toussaint Louverture] uvre politique était telle que, dans
une sphère plus large, Napoléon semble lavoir imité. »
Toussaint Louverture avait cinquante-neuf ans quand il mourut. Son
père vécut jusquà lâge de 106 ans et aurait peut-être vécu encore plus
longtemps si les Français ne lavaient pas tué. Doù il y a lieu de croire
que, si Toussaint navait pas été transféré dans un climat et une prison
étrangers, il aurait pu régner pendant une vingtaine dannées de plus. Aurait-il
été satisfait de gouverner pratiquement pacifiquement Haïti pendant que
lesclavage continuait dexister dans toutes les autres îles des
Caraïbes ? Napoléon ne le pensait pas et disait que si Toussaint nétait pas
renversé, « le sceptre du Nouveau Monde passerait tôt ou tard aux mains des
noirs ». Le beau-frère de Bonaparte, le général Leclerc, commandant en chef des
forces expéditionnaires françaises, écrivit au ministre de la marine :
« Cest ici et maintenant que le sort est en train de décider si lEurope
gardera des colonies aux Antilles. » Son chef détat major, le général
Lacroix, écrivait : « Lépée de Damoclès demeurait suspendue à un fil
et menaçait la prospérité de Cuba et de la Jamaïque. Seul le caprice dun chef
haïtien lempêchait de tomber. » Napoléon neut quà menacer de
reconnaître Toussaint et de lui laisser les mains libres pour que les Britanniques
retirassent leurs objections à son expédition.
Par conséquent, il nest pas téméraire de présumer que, sans
la trahison de ses propres généraux, le libérateur dHaïti aurait pu devenir le
libérateur des Antilles. Son renversement eut des conséquences pour les États-Unis et
pour chaque nation ayant des colonies au Nouveau Monde. Ce fut un événement de première
importance pour la race blanche aussi bien que pour la race noire. Aucun de ses
successeurs ne possédait ni son habileté ni sa perspicacité. Le danger pour la
suprématie de la race blanche aux Antilles disparut avec lui.
Il nétait pas dans les intentions de Toussaint daider les
États-Unis dAmérique à acquérir le territoire de la Louisiane qui doubla la
superficie du pays et rendit possible son expansion plus à louest. Mais il y a lieu
de croire que, sans le général nègre, ce territoire aurait pu demeurer une colonie
française.
Lambition de Napoléon était de bâtir un grand empire colonial.
La pierre angulaire de cet empire devait naturellement être lincomparable colonie
de St. Domingue, de laquelle on dit que la France tirait plus de profits que toutes
les autres nations nen tiraient de lensemble de leurs colonies dAsie,
dAfrique et dAmérique. Tant que Toussaint Louverture demeurait au pouvoir,
St. Domingue nétait plus une colonie française que de nom. En réalité,
cétait un état indépendant ayant sa propre constitution, faisant ses propres
lois, entretenant sa propre armée et négociant des traités avec des puissances
étrangères. Même le dernier maillon, lAgent du Commissaire, avait disparu. Le
premier pas du programme colonial de Napoléon était, par conséquent, de prévoir
lélimination de Toussaint Louverture. Le second était la rétrocession à la
République française, par lEspagne, du territoire de la Louisiane, car Henry Adams
dit : « St. Domingue, comme toutes les Antilles, subissait un sérieux
désavantage en tant que colonie, étant principalement dépendant des États-Unis pour
son approvisionnement, un voisin dangereux à la fois pour son exemple politique et sa
rivalité commerciale et maritime avec la mère partie. Le Premier Consul espérait
corriger ce mal en substituant la Louisiane comme source dapprovisionnement des
États-Unis au bénéfice de St. Domingue. »
Aussi Napoléon envoya-t-il Berthier à la cour de Madrid, en août
1800, pour négocier la rétrocession du territoire. Il reçut lassurance de sa
cession et, lannée suivante, envoya son beau-frère, le général Leclerc, à la
tête de la plus puissante armée qui avait jamais traversé lAtlantique, à
St. Domingue pour soumettre Toussaint Louverture. Si Leclerc avait réussi, Napoléon
aurait exécuté son projet et le territoire de la Louisiane serait demeuré une colonie
française.
Mais Leclerc ne réussit pas. Le plan de Napoléon fit naufrage des
suites de la résistance obstinée de Toussaint Louverture et de sa perspicacité en
armant virtuellement toute la population nègre et mulâtre de St. Domingue.
« La Louisiane pouvait ne pouvait être rendue utile tant que St. Domingue ne
serait pas entièrement soumis », dit Henry Adams. Ayant perdu St. Domingue,
Napoléon se désintéressa du territoire de la Louisiane et le vendit à Jefferson.
Pourtant, ce fut Toussaint Louverture, les nègres et les mulâtres de St. Domingue
qui offrirent cette occasion à Jefferson.
Salvador de Madariaga donne crédit à la race juive davoir
produit lhomme qui découvrir lAmérique. Si les États-Unis dAmérique
sétendent du Canada au Golfe du Mexique et de lAtlantique au Pacifique,
quelque crédit en revient à un membre de la race nègre.
Ceci nest pas une biographie fictive, il
na pas été tenté de faire apparaître Toussaint meilleur ni plus sage que
lévidence ne le justifie. Mais, comme aucune estimation de la personnalité de
Toussaint et des ses uvres ne serait juste si elle omettait de prendre en
considération les quarante-sept de ses cinquante-neuf années dexistence durant les
quelles il fut esclave. Si Washington, Jefferson et Lincoln avaient du faire face à un
tel handicap, qui sait sils auraient atteint sa stature ? Ce qui est certain,
cest que lesclavage aurait laissé sa marque sur eux comme il le fit sur lui.
« Cest aux esclaves à mentir, aux hommes libres de dire la
vérité », écrivit Apollonius. La duplicité et le mensonge sont les armes
naturelles de ceux qui sont faibles et sans défense. Lusage sans restriction de ces
armes par Toussaint Louverture doit être attribué à des habitudes contractées durant
son esclavage. Cette circonstance atténuante ne peut être citée pour la défense de
personnages aussi honorés au Panthéon de la Renommée des blancs comme la reine
Élisabeth et Napoléon Bonaparte. De la reine Élisabeth un historien distingué a
écrit : « Rien nest plus révoltant chez la reine, quoique la
caractérisant le plus, que sa fausseté éhontée. Un mensonge était pour elle un moyen
intellectuel de faire face à une difficulté. » Quant à Napoléon, sa perfidie a
rarement été égalée. Le lecteur en trouvera la preuve documentée dans cet ouvrage.
Une autre excuse peut encore être invoquée pour Toussaint. Le
cardinal Newman dit : « Presque tous les auteurs, catholiques et protestants,
admettent quen présence dune cause juste, il y a une sorte de tromperie
verbale qui nest pas un péché. » Il est maintenant généralement admis que
la cause de Toussaint était juste. Si le genre de « tromperie verbale »
quil pratiqua est en conformité avec la bonne éthique, cest le lecteur qui
devra en juger par lui-même.
Si nul homme nest un héros pour son valet, sil ne lest pas
non plus pour son biographe. Toutes les idoles humaines ont les pieds dargile,
quoique de friabilité variable. Ceci, cependant, nempêche pas le biographe de
Toussaint dêtre daccord avec Beauchamp qui juge le leader nègre comme ayant
été « lun des hommes les plus remarquables dune époque riche en
hommes remarquables. »
RALPH KORNGOLD
(1) La partie de lîle actuellement appelée
Haïti était alors appelée « St. Domingue » par les Français et
« St. Domingo » par les Anglais et les Américains. « San
Domingo » sera utilisé pour désigner la partie espagnole. Lîle en sa
totalité sera mentionnée sous le nom dHaïti, le nom que lui avaient donné les
Indiens aborigènes.[Retour] |
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