CITOYEN TOUSSAINT
de Ralph Korngold
Première partie
Haïti avant Toussaint
CHAPITRE 3
St. Domingue atteint sa majorité
Jusquau milieu du XVIIème siècle, les principaux
produits de St. Domingue étaient le cacao, lindigo et le tabac. En 1644,
Benjamin Dacosta, un juif brésilien, introduisit la canne à sucre de Java aux Antilles
et détermina une grande révolution économique. La canne à sucre aurait pu être
cultivée avec profit dans de petites fermes si des usines indépendantes avaient été
érigées. Mais il apparut à leur place de grandes plantations sucrières qui avaient
leur propre moulin, cétait à la fois des manufactures et des exploitations
agricoles. Pour produire le sucre de cette façon, il fallait un grand apport de capitaux.
Les grandes propriétés absorbèrent les petites fermes. « Plus de quatre mille
personnes sont parties dans les terres qui sont maintenant la propriété de douze ou
quinze plantations sucrières, » écrivait lintendant Patoulet en 1680. Les
serviteurs engagés ne suffisaient plus. On important des nègres en nombre croissant.
En 1789, près dun million de nègres avaient été importés,
plus de quarante mille pour la seule année 1787, sans compter les quelque trois mille
entrés en contrebande pour éviter la taxe par tête. Une grande variété de tribus
africaines était représentée. Moreau de Saint-Méry en dénombre trente dont les
caractéristiques mentales et physiques étaient aussi différentes quentre un
Nordique et un Sémite. Il y avait des Sénégalais, « forts, bien bâtis, grands et
au teint débène », des Foules avec une peau cuivrée, des cheveux lisses et
des traits caucasiens, des Angolais qui, selon Du Tertre, « sentaient si
horriblement que lair en était encore imprégné un quart dheure après leur
passage, » des cannibales Mondongues aux dents limées en pointes aiguës. Il y
avait des Bambaras, grands, insolents et adaptes du vol, les Aradas, fiers mais excellents
agriculteurs, les Congos, petits et actifs mais enclins à se sauver, les Nagos, aimables
et dociles, Les Mines, résolus et capricieux, Les Adras, bavards et querelleurs, les
Ibos, bons travailleurs des champs mais sombrant facilement dans le désespoir et capables
de se pendre, et bien dautres encore. Poussés par fouet des commandeurs et sous la
supervision de contremaîtres blancs, cette vaste armée de nègres accomplissait un
labeur prodigieux. Des villes sagrandirent pour devenir des cités et de nouveaux
bourgs et villages surgirent. On érigea des ponts, on construisit des routes, des
aqueducs et des ouvrages dirrigation. Les vastes savanes, où le bétail et les
chevaux sétaient répandus, furent transformées en plantations de canne à sucre
et de coton, séparées par des haies de cédrats et de citronniers.
On défricha les flancs des montagnes pour en faire
des plantations de caféiers. Près dun quart de million dacres(1)
furent mis en culture. Il arriva un temps où les deux tiers de tout le commerce
dimportation et dexportation de la France se faisaient avec St. Domingue
. Les importations et exportations atteignirent le total effarant de 716 millions de
livres ; 1 000 vaisseaux marchands employant 80 000 marins
étaient nécessaires pour transporter ce tonnage en provenance et à destination de la
métropole. A lépoque de la Révolution, il y avait près de 800 plantations
sucrières, à peu près la moitié de cotonneries et dindigoteries et 3 000
caféières. Là où la terre nétait pas propice à la culture, on élevait des
porcs et du bétail. Selon H. E. Mills, « en 1799, St. Domingue avait atteint
un degré de prospérité inégalé dans lhistoire européenne du sucre, du café et
du coton. »
Vers le milieu du XVIIIème siècle, la noblesse française
allait vers le déclin. Il fallait de largent pour rendre leur lustre passé à
quelques uns des plus fiers blasons de France. Ainsi, les Ségur, Noailles,
La Rochefoucauld, Rohan, Chaban, Guy-dArsey, tout ce qui était vieille France,
contractèrent des alliances par le mariage avec les planteurs de St. Domingue,
orgueilleux de leur fortune. Le langage et les manières de lépouse coloniale
pouvaient trahir leur descendance dun boucanier ou dune prostituée de Paris,
mais un revenu de 200 000 livres compensait facilement de tels défauts. De
nombreux nobles vinrent sétablir à la colonie et une véritable classe de grands
propriétaires terriens vit le jour. Rien que dans le voisinage du Cap, quelque 200 nobles
vivaient sur leur propriété. « Sire, votre cour est devenue créole par
mésalliance, » disait fièrement à Louis XVI une délégation de
St. Domingue.
Une légende naquit touchant à la vie à la colonie, qui ne sest
pas encore éteinte de nos jours. Être un « planteur de St. Domingue »
était considéré comme un statut de nabab. Le Français moyen simaginait la vie à
la colonie comme un mélange de Mardi-Gras et des Mille et une Nuits. Les planteurs de
passage étaient responsables de cette conception fantastique. Lun deux arriva
à Paris avec une suite exotique de serviteurs mulâtres et nègres. Il sinstalla
dans lappartement le plus élégant de lhôtellerie la plus cotée et donna
des réceptions de potentat oriental. Il nest pas invraisemblable quil
dépensait dix années de revenus pour soffrir cette vanité, mais Paris ne le
savait pas. Quand il décrivait sa résidence de campagne coloniale, on avait
limpression dun Trianon tropical et, quand il sétendait sur les
attraits des deux principales villes, le Cap Français et Port-au-Prince, Paris semblait
terne en comparaison. Il nétait pas étonnant que le baron de Wimpffen,
lorsquil débarqua au cur de Port-au-Prince, se crût dans lune des
basses banlieues et partit à la recherche de la métropole quon lui avait décrite
en termes si élogieux. Le baron désillusionné déclara que la capitale réputée de
St. Domingue lui rappelait un camp de Tartares.
Le Cap Français ou « Le Cap », comme on lappelait
familièrement, aurait été moins décevant. Il soutenait avantageusement la comparaison
avec la plupart des villes secondaires dEurope. Les colons lappelaient
« le Paris du Nouveau Monde ». Les rues étaient droites, étroites et
pavées, pour la plupart, un luxe que peu de villes européennes se permettaient. Il y
avait plusieurs places, dont deux étaient embellies dune fontaine. Les maisons
étaient de pierre de taille apportée à grands frais dEurope. Le plus grand nombre
avait deux étages et des balcons en fer forgé parfois doré. Il y avait beaucoup
dédifices publics, plusieurs églises, deux grands hôpitaux, un théâtre, un
établissement de bains où les hommes et les femmes pouvaient se rencontrer au bain, des
cafés, des maisons de jeu et dinnombrables bordels.
Le Cap avait plus de 20 000 habitants et une population flottante
importante. Les rues semplissaient dune foule bruyante et pittoresque, des
mulâtresses aux très hautes coiffures et aux boucles doreille extravagantes, des
négresses aux turbans de couleurs vives, des planteurs vêtus de blanc et portant des
chapeaux de paille à large bord, des chercheurs de fortune, des marins, des officiers et
des soldats de la garnison. Il y avait des hommes à cheval, des femmes en chaise à
porteur portées par de nègres ou par des chevaux, ou lon pouvait voir une
élégante voiture tirée par des chevaux ou des mules de couleurs et de tailles
différentes, avec des cordes pour rênes, recouverts des harnachements les plus sales et
conduits par un postillon reluisant dor, mais nus pieds. »
Cétait un spectacle animé mais il y avait quelque chose de
factice comme un décor de théâtre. On ressentait une atmosphère fébrile qui
sétendait à lintérieur du pays où les planteurs vivaient dans des maisons
qui étaient manifestement des demeures de fortune, sans aucune beauté architecturale et
sommairement meublées. Cest à peine sil y avait un seul homme blanc à
St. Domingue qui nattendait pas le moment où il pourrait enfin quitter la
colonie pour partir vivre en France. « Tous veulent être partis, » disait
Raynal, « tout le monde est pressé. Ces gens ont lair de marchands de
foire. »
La colonie était partagée en trois provinces, le Nord, lOuest
et le Sud. La province du Nord était la plus ancienne, la plus développée et la plus
peuplée. Sa capitale était le Cap Français. La province de lOuest était presque
deux fois plus étendue, mais ni aussi riche ni aussi bien développée. Sa capitale
était Port-au-Prince qui était également le siège du gouvernement colonial. La
province du Sud, avec la ville des Cayes pour capitale, avait été colonisée en
dernier : elle était peu développée et sa population était clairsemée.
En 1789, la colonie comptait approximativement 39 000 blancs,
27 000 « hommes libres de couleur » (communément appelés
« mulâtres ») et 452 000 esclaves. Une partie indéterminée des
« hommes libres de couleur » étaient des nègres et environ dix pour cent des
esclaves étaient des mulâtres. Certains affranchis possédaient des esclaves, mais un
affranchi noir naurait pas tenté de posséder un esclave mulâtre qui aurait
préféré la mort à une telle humiliation.
St. Domingue était gouvernée par des fonctionnaires envoyés de
France. Il ny avait pas de gouvernement autonome, même pas pour les affaires
municipales. À la tête du gouvernement se trouvaient le Gouverneur et lIntendant
nommés par le Roi et relevant du Ministère de la Marine. Le Gouverneur, généralement
un vieux militaire bourru, commandait la garnison, la milice coloniale, les gendarmes et
lescadre. Il promulguait des lois et donnait les terres en concession.
LIntendant était généralement un homme de loi avisé qui avait la charge du
judiciaire et gérait les finances. Cétait un gouvernement à deux têtes qui
fonctionnait mal. Parce quil contrôlait les forces armées, le Gouverneur avait
plus de pouvoir, mais lIntendant et lui étaient sur un pied dégalité
suffisant pour se trouver la plupart du temps en bisbille. Sous lautorité de ces
deux hauts fonctionnaires, une armée de fonctionnaires secondaires imitait les querelles
de leur supérieur. Sur un point cependant, ils étaient tous daccord : eux non
plus navaient aucune intention de demeurer définitivement à la colonie et
désiraient gagner autant dargent que possible en minimum de temps. Les pots de vin
et la corruption sétalaient effrontément. St. Domingue se vantait
davoir un des gouvernements les plus extravagants et les plus coûteux au monde.
Pourtant, ce nétait pas la malhonnêteté des fonctionnaires du
gouvernement qui troublait les colons. Peut-être les préféraient-ils malhonnêtes, vu
létat des choses. Un fonctionnaire malhonnête pouvait plus facilement être amené
à adoucir la sévérité du Pacte Colonial, cet instrument du Diable dont la seule
pensée pouvait donner la fièvre à un colon. Le Pacte ne permettait aux colons de vendre
et dacheter quà la France. Or la France ne pouvait employer quun quart
de leurs exportations. Tout le reste était acheté par des négociants français pour
être revendu ailleurs. Les millions que les colons français auraient pu réaliser
allaient dans les poches de négociants français. Quand il sagissait
dimportations, si un colon voulait de la farine de Philadelphie, il devait
lobtenir par lintermédiaire de Bordeaux ! Pour beaucoup darticles,
il payait le double de ce quil aurait payé sil avait pu les acheter sur le
marché libre. En conséquence de tout cela, ladministration et les colons étaient
loin de vivre en bonne amitié. Les planteurs lorgnaient avec envie les États-Unis
dAmérique dont ils auraient voulu imiter lexemple.
(1) Note du traducteur : soit environ 130 000 ha (1 acre
valait en moyenne 52 ares) [retour]
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