CITOYEN TOUSSAINT
de Ralph Korngold
Première partie
Haïti avant Toussaint
CHAPITRE 4
Les blancs
La partie de la population qui possédait le plus
était les planteurs créoles(1), les Grands Blancs(2). Le planteur
créole typique était plus grand que la moyenne des Français, beau et dapparence
romanesque, il sombre, cheveux débène et teint basané. Il avait une grâce
féline due à son enfance au grand air, sans lentrave de beaucoup de vêtements. Il
était courageux et généreux. À un certain moment, il avait été réputé pour son
hostilité mais, vers la fin du XVIIIème siècle, ce trait de caractère avait
en grande partie disparu. À ce maigre catalogue de vertus sopposait une longue
liste de défauts. Montesquieu jugeait les planteurs de St. Domingue
« féroces, fiers, querelleurs, voluptueux et cruels. » Le baron Wimpffen les
déclarait « irascibles, capricieux, volontaire et arrogants. » Tous deux
pensaient que les planteurs avaient formé les traits les moins admirables de leur
caractère dans lexercice de leur pouvoir absolu sur leurs esclaves.
La femme du planteur créole était souvent une créature charmante
quoique rarement une sylphide. De grands yeux sombres, la chevelure dun noir
brillant ou brune, le teint divoire, des dents fines, une langueur gracieuse, une
articulation traînante et mélodieuse captivaient le nouveau venu. Habituellement, on la
voyait étendue dans un hamac ou sur un divan, lisant un roman français, recevant les
attentions dun admirateur ou écoutant des ballades grivoises chantées en créole
par une esclave mulâtre. Une autre esclave, au pied du divan, pourrait être en train de
lui procurer son excitation favorite qui consistait à se faire chatouiller la plante des
pieds nus avec une plume. Le charme de cette scène des Mille et une Nuits était
brutalement rompu si la dame se mettait en colère. À ce moment-là, elle pouvait cracher
sur ses servantes esclaves, les pincer et les injurier dans un langage rappelant son
aïeule qui avait été forcée de voyager jusquà la colonie. Si une fille
protestait, elle risquait grandement dêtre fouettée. Pratiquement toutes les
autorités admettent que les femmes créoles étaient plus cruelles envers leurs esclaves
que les hommes. Descourtilz déclarait : « Elles ordonnent dinfliger les
punitions les plus inhumaines aux esclaves en y assistant avec un parfait détachement,
avec lair complètement insensible aux cris de demande de grâce ou à
leffusion de sang. »
Miss Hall, une Américaine qui fit une visite
prolongée à la colonie, écrivit à son ami, Aaron Burr, ancien vice-président des
États-Unis : « Une dame créole partage son temps entre le bain, la table, la
toilette et lamant. Le faux pas dune femme
mariée est une chose tellement naturelle et allant de soi que celle qui na
quun amant quelle conserve longtemps est considérée comme un modèle de
constance et de discrétion. »
Les fonctionnaires du gouvernement et les militaires se tenaient, à la
colonie, à lécart des créoles qui leur retournaient cette aversion avec outrance.
Quand, en 1760, le comte dEstaing, gouverneur de St. Domingue, fit une tournée
de la colonie, il trouva de bon conseil de faire de longs détours pour trouver logement
chez des mulâtres ou des noirs affranchis. Dans une lettre, il parle dune
réception honteuse et de déboires humiliants éprouvés dans les demeures de certains
planteurs et prévient ses compatriotes de ne pas compter sur lhospitalité créole.
Les rapports entre les planteurs et les bourgeois des villes
nétaient guère plus cordiaux. Les bourgeois, banquiers, négociants ou avocats,
étaient habituellement des Français représentant des firmes avec lesquelles les
planteurs faisaient affaire et auxquelles ils devaient généralement de largent.
La plus grande classe de blancs était connue sous le nom de
« petits blancs ». A la campagne, ils étaient de petits fermiers, des
contremaîtres ou des artisans descendant des engagés, pas encore tout à fait libérés
de lopprobre qui sattachait à leurs ancêtres. Dans les villes, cette classe
rassemblait divers lots de vauriens, joueurs, tenanciers détablissements de jeux,
de maisons de prostitution, tricheurs, soldats de fortune, petits boutiquiers et
tenanciers de cabarets, qui considéraient tous le labeur physique indigne dun homme
blanc. Sils sabaissaient à tenir une boutique, ils les louaient. Ils
jugeaient comme une injustice criante que toute personne possédant du sang nègre puisse
posséder plus queux. Les biens possédés par des mulâtres affranchis, quoique à
peine différents, étaient raisonnablement bien protégés. Les petits blancs prenaient
sur eux leur revanche en leur infligeant maintes humiliations. En cela ils étaient
encouragés par les planteurs qui étaient heureux de voir le mécontentement des blancs
dénués de propriété ainsi détourné vers des voies racistes.
Les ecclésiastiques étaient assez nombreux à la colonie et leur
réputation parmi les pires. « Peut-être nulle part dans la Chrétienté le clergé
a-t-il autant profané sa vocation sacrée, » disait Lizaire, le ministre du culte,
en 1863. Gailloux, archevêque de Port-au-Prince, déclarait tristement :
« Pour lhonneur de lÉglise, jaurais aimé pouvoir effacer leur
[des prêtres] honte et plonger leurs agissements dans loubli éternel. » De
nombreux prêtres avaient des concubines et des enfants avaient lesquels ils vivaient
ouvertement. « Il est un bon père, même sil est un mauvais prêtre, »
déclara-t-on pour la défense de lun dentre eux. Le clergé se composait
dordinaire de moines qui avaient rompu leurs vux, ou de prêtres qui
sétaient déshonorés en France et avaient été relégués à la colonie au lieu
dêtre défroqués. Leur influence religieuse était naturellement faible.
Mais ce nétait pas les débauchés du clergé qui encourageaient
la colère des colons. Les prêtres, sur lesquels les colons jetaient lanathème et
quils accusaient de tous les crimes concevables, étaient une demi-douzaine
dhommes qui, comme le père Delahaye, vinrent à la colonie à cause de leur
véritable sympathie pour les nègres. Quand la révolte des esclaves éclata, ces
prêtres commirent un péché impardonnable : ils se rangèrent du côté des
rebelles.
A SUIVRE...
(1) A lorigine, un créole
était une personne de descendance européenne, née dans les Antilles françaises ou
espagnoles. Plus tard, toute personne qui y était née fut appelée créole. Il y avait
ainsi des nègres créoles et des nègres africains (cest-à-dire des nègres nés
en Afrique) [retour]
(2) En
français dans le texte original [retour]
(3) En français
dans le texte original [retour]
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