CITOYEN TOUSSAINT
de Ralph Korngold
Première partie
Haïti avant Toussaint

CHAPITRE 5
Mulâtres et mulâtresses
Le terme courant de
« mulâtre » désignait toute personne de sang mêlé blanc et noir. Il y
avait, cependant, treize subdivisions mulâtre, griffe, quarteron, tierceron,
métis, mamelouque et davantage. Le rang social d'un mulâtre dépendait en une large
mesure de la teneur de sang blanc dans ses veines.
Les historiens haïtiens nous disent, que dans les premiers
temps de la colonie les mulâtres avaient joui d'une quasi égalité avec les blancs. Il y
avait eu une loi non écrite que l'enfant d'un homme blanc et d'une esclave devenait libre
à l'âge de 24 ans. Beaucoup de planteurs n'avaient, à aucun moment, considéré
leur progéniture mulâtre comme des esclaves et ils les avaient pourvus de biens
considérables. Les blancs et les mulâtres se fréquentaient sur un pied d'amitié et le
mariage entre eux avait été fréquent. Le changement dans les rapports raciaux est
supposé avoir eu lieu quand les femmes blanches commencèrent à arriver à la colonie en
nombre considérable. Elles étaient presque toujours pauvres et découvraient avec
chagrin que les hommes blancs préféraient leurs surs mulâtresses possédantes. On
prétend même qu'à part les considérations de richesse les hommes blancs trouvaient les
mulâtresses plus attrayantes. Les femmes blanches arrivèrent à afficher un tel mépris
envers les unions interraciales (du moins quant à celles de caractère légal), que
les hommes en furent contaminés et les barrières raciales s'élevèrent.
Les mulâtres ne pouvaient occuper de fonction publique, ni
exercer aucune carrière libérale. Certaines professions spécialisées leur étaient
même fermées. Il leur fallait servir trois ans dans la milice et fournir leur propre
équipement. A l'église, au théâtre, dans un transport public, il leur fallait occuper
des places spéciales. Ils n'avaient pas le droit de porter certaines sortes de vêtements
et de bijoux, et ne pouvaient rouler en voiture. S'ils montaient à cheval, il leur
fallait descendre de cheval avant d'entrer dans une ville ou un bourg. Il était défendu
de les appeler « Monsieur » ou « Madame ». Un homme blanc pouvait
insulter ou battre un mulâtre impunément. Une plainte aux autorités aurait été sans
effet et gare à lui s'il essayait de rendre la pareille; un mulâtre qui levait la main
sur un blanc courait le risque de se voir couper la main. Cette loi, il est vrai, était
tombée en désuétude, mais peu de temps avant la Révolution, un mulâtre affranchi fut
vendu comme esclave pour avoir frappé un homme blanc.
Avec l'interdiction de pratiquement toutes les voies
d'avancement social, excepté l'acquisition de la propriété, les mulâtres de St.
Domingue firent ce que les Juifs avaient fait en semblable circonstance ils se
consacrèrent à amasser de la fortune. En 1790 ils se vantèrent de posséder le tiers de
la terre et le quart des esclaves. Cette prétention a été mise en question, mais un
rapport des administrateurs de la colonie, envoyé en 1755 au ministre de la Marine,
semble le confirmer. Nous y lisons :
« Leur mode de vie économe leur permet de mettre de
côté chaque année une bonne partie de leurs gains et d'accumuler ainsi un capital
considérable. Quand une propriété est mise aux enchères, ils surenchérissent jusqu'à
ce que le prix atteigne un chiffre astronomique. Les blancs ne possédant pas autant d'argent qu'eux ne peuvent l'acheter, ou, s'ils l'achètent, se trouvent
ruinés. Dans de nombreuses régions, les plus belles propriétés sont tombées entre
leurs mains. Ils sont dautant plus arrogants qu'ils sont plus riches. Si des mesures
appropriées ne sont pas prises, le moment n'est pas éloigné où ils parviendront à
s'allier aux familles, les plus distinguées du royaume, de sorte quun mulâtre
pourrait finalement devenir membre d'une famille dont sa mère avait été l'esclave.
De riches mulâtres parvenaient quelques
fois à franchir la barrière de couleur. L'aversion de Napoléon pour la race de couleur,
peut, en partie, avoir été due au fait quil ne se réjouissait pas d'avoir un
beau-frère mulâtre. Une sur de limpératrice Joséphine avait épousé un
mulâtre appelé Castaigns. Il y avait quelque deux cents hommes blancs dans la colonie
mariés à des mulâtresses. En 1788, un édit royal interdit le mariage entre les blancs
et les mulâtres ou les nègres.
Les propriétaires mulâtres desclaves identifiaient
leurs intérêts avec ceux des planteurs blancs et avaient la réputation d'être des
intendants encore plus durs que leurs collègues blancs.

Le recensement de 1774 de St. Domingue enregistre plus de
sept mille mulâtresses dont cinq mille sont classées comme concubines de blancs.
Puisquil y avait deux fois plus d'hommes blancs que de femmes blanches à la
colonie, ce n'est pas surprenant. Une concubine mulâtre était, à vrai dire, aussi
nécessaire à un planteur marié qu'à un célibataire. Elle était le lien entre la
maison de la plantation et le quartier des esclaves. Avec deux ou trois hommes blancs
vivant sur une plantation isolée, au milieu de cent fois plus desclaves, ce lien
était indispensable. La sécurité du planteur et de sa famille dépendait souvent de la
loyauté de la concubine.
Les mulâtresses passaient pour vaniteuses, extravagantes
et lascives, mais aussi pour aimables, généreuses et compatissantes. Elles étaient bien
plus adroites que leurs surs blanches dans l'art d'attirer les hommes et garder leur
intérêt. Elles avaient davantage de gaieté et de vitalité, étaient plus accommodantes
et moins exigeantes. Les femmes blanches trouvaient leur goût vulgaire, mais les hommes
aimaient l'originalité avec laquelle elles coiffaient et arrangeaient leurs cheveux.
Un jour, les femmes blanches portèrent un grand coup à
leurs rivales en amenant les autorités à émettre un décret interdisant aux
mulâtresses d'apparaître en public vêtues de vêtements de soie et sans un mouchoir
noué autour de la tête. L'abbé Grégoire dit que des gardes furent postés dans les
rues et aux portes des églises, qui arrachaient les vêtements des mulâtresses portant
les atours défendus « jusquà ce qu'elle ne fussent plus revêtues que de
leur modestie ». Les mulâtresses répliquèrent en cessant de sortir. Le résultat
sur le commerce fut si désastreux que les commerçants exigèrent et obtinrent la
révocation du décret.
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