Le paradis de Dieu

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CITOYEN TOUSSAINT

de Ralph Korngold

Première partie

Haïti avant Toussaint

CHAPITRE 1

Le paradis de Dieu

Colomb avait goûté à la joie de la découverte. Il avait foulé le Nouveau Monde et en avait pris possession pour son roi « par proclamation de hérauts et étendards au vent, sans objection de quiconque. » A cuba, on lui parla d'une île à l’est où il y avait de l’or en abondance. Les indigènes l’appelaient « Haïti », la Terre des Montagnes. Le 5 décembre 1492, Colomb fit voile vers l’île avec deux caravelles. Le soir du même jour, il l’aperçut et vit une baie abritée par une haute falaise, « comme la baie de Cadiz ». Des courants contraires lui interdirent d’y entrer avant le lendemain matin, jour où il la nomma le Môle de St. Nicolas, en l’honneur du saint de ce jour. Cependant, vu que les indigènes avaient pris peur et étaient demeurés introuvables, Colomb leva l’ancre le jour suivant et navigua vers le nord, en suivant la côte pour explorer d’autres parties de l’île.

Plus il en voyait, plus il l’aimait. En certains points, elle lui rappelait l’Espagne, aussi la nomma-t-il « Espagnola », plus tard latinisé dans le diminutif Hispaniola, Petite Espagne. Plus tard, les Français allaient l’appeler « St. Domingue » d’après la ville que le frère de Colomb fonda sur l’île.

Dans des lettres à ses deux amis et promoteurs, Luis de Sant Angel et Gabriel Sanchez, et dans son journal de bord, Colomb s’enthousiasmait pour Haïti qu’il appelait « la plus belle chose au monde » et « l’endroit le plus plaisant du monde. » Il s’y référa une fois comme étant « le paradis de Dieu » et écrivit : « Ici je demeurerai, moi et mes enfants, ici je resterai et passerai le restant de mes jours, et ici je serai enterré. »

Si Colomb était content de l’île, il était également content de ses habitants. À le lire, on croirait vraiment que c’était le paradis, habité par des êtres qui n’avaient pas été touchés par la chute de l’homme. Il écrivit au roi : « Ce sont des gens aimables, sans cupidité. J’affirme à votre Altesse qu’il n’y a pas au monde un meilleur pays ni un meilleur peuple. Ils aiment leur prochain comme eux-mêmes et leur langage est le plus doux et le plus aimable du monde, et toujours avec le sourire. »

Il faut reconnaître que la conduite des Indiens d’Haïti à l’égard de Colomb et des compagnons méritait l’opinion flatteuse de l’amiral à leur sujet. La nuit veille de Noël, la mer étant immobile, le gouvernail du vaisseau amiral de Colomb, la Santa Maria, fut confié à un mousse. Un courant imperceptible porta le navire vers les récifs côtiers qu’il heurta dans un grand fracas assourdissant. Colomb, qui avait donné des ordres formels de ne pas confier la barre à des mains aussi inexpérimentées, se précipita sur le pont mais ne put que constater que le navire était irrémédiablement perdu.

À peine le « roi » de la région, à qui Colomb avait rendu visite la veille, eut-il appris ce naufrage, qu’il se porta en hâte à l’aide de l’amiral avec un grand nombre d’hommes. Rien ne pouvait être fait pour sauver le navire, mais toute la cargaison et les provisions furent sauvées et mises à l’abri dans plusieurs maisons que le « roi » fit débarrasser dans ce but. Il rendit visite à Colomb le lendemain et le pria « avec les larmes aux yeux » de ne pas s’affliger de cette perte, car il ferait ce qu’il pourrait pour l’atténuer. Colomb rapporte que pas le moindre objet ne lui fut dérobé, alors que le navire était chargé de babioles chères au cœur d’un Indien.

La croyance par les Indiens que les Espagnols étaient des visiteurs du Ciel peut en partie avoir motivé leur comportement exemplaire, mais les voyageurs qui visitèrent l’île plus tard, alors que bien des choses s’étaient passées pour dissiper cette illusion, nous assurèrent tout autant que les Haïtiens étaient des gens simples, doux et humains. « D’avantage comme des enfants que des hommes », disait Jefferys. Colomb nous dit qu’ils étaient plus blancs et plus beaux qu’aucun des indigènes qu’il avait vus jusqu’alors, et que la peau de certains d’entre eux était « aussi blanche que n’importe quelle peau espagnole. »

Haïti était divisée en cinq royaumes, chacun gouverné par un roi héréditaire absolu appelé « cacique ». Les caciques ne semblent pas avoir été tyranniques ou belliqueux. Quand un différend s’élevait entre eux, ils se rencontraient et parvenaient habituellement à un arrangement, sans recourir aux armes.

L’historien antillais Bryan Edwards a dit : « l’histoire entière de l’humanité n’offre aucune scène de barbarie qui égale celle des cruautés commises par les Espagnols sur les indigènes inoffensifs des Îles Sous-Le-Vent. Écoutez le moine dominicain, Bartolomé de Las Casas, futur évêque de Chiapa, qui en fut témoin :

« J’ai assisté une fois au rôtissement à feu doux de quatre ou cinq chefs indiens et, comme les victimes se répandaient en cris perçants qui troublaient le sommeil de l’officier commandant, celui-ci envoya dire de les étrangler. Mais l’officier de garde (je sais son nom et je connais sa famille à Séville) ne le supporta pas. Il les fit bâillonner pour que leurs cris ne soient pas entendus, il attisa le feu de propres mains et les fit rôtir jusqu’à ce qu’ils expirassent. »

Quand Colomb découvrit Haïti, l’île, qui est à peu près de la taille de l’Irlande, avait une population estimée de un à deux millions. Quand, quarante trois ans plus tard, Oviedo visita l’île, il ne restait pas plus de cinq cents des habitants d’origine. Quelle avait pu être la raison de cette extermination cruelle d’un peuple dont Las Casas disait : « Ils ne commirent jamais contre les Espagnols aucun acte criminel punissable par la loi des hommes » ?

Les aventuriers espagnols qui affluèrent en Haïti n’avaient qu’un seul but : ils voulaient de l’or et des produits coloniaux. Ils avaient pratiqué le troc avec les indigènes, en leur donnant des lanières de cuir, des morceaux de verre, des miroirs, de la poterie, des colliers, etc. en échange de leur or, mais les Indiens ne pouvaient pas fournir une quantité illimitée de tels trésors et n’avaient aucun désir de se lancer dans l’extraction minière de l’or comme occupation régulière. Ils considéraient l’or comme un métal sacré. Avant de partir à sa recherche, ils avaient l’habitude de se purifier par le jeûne et l’abstinence. Or ni l’un ni l’autre ne leur plaisaient. Quant à cultiver la terre à une échelle exigeant de longues heures de labeur au soleil brûlant, ils n’avaient pas la moindre inclination pour s’y adonner. Les Espagnols étaient aussi indolents que les Indiens, mais beaucoup mieux armés et versés dans l’art de la guerre. De plus, ils possédaient des chevaux inconnus des Indiens et très redoutés d’eux. Ils vainquirent les Indiens, les mirent en esclavage et les contraignirent à travailler pour eux.

Quand les Indiens eurent été vaincus, ils furent répartis, eux et leurs terres, entre les grands d’Espagne et les aventuriers de rang inférieur. Le gouvernement espagnol prélevait une taxe de vingt-cinq pour cent sur les exportations mais, tant qu’il y eut abondance d’Indiens, on n’avait qu’à en demander pour avoir des esclaves. Les Indiens étaient considérés comme une ressource naturelle et, dans les pays nouvellement colonisés, les ressources naturelles étaient habituellement gaspillées. Raynal disait que les gentilshommes castillans s’en allaient à la chasse aux Indiens pour le plaisir et jugeaient la chasse piètre s’ils n’en tuaient pas au moins une douzaine, « un pour chaque apôtre. »

Si les Indiens mouraient par dizaines et par centaines de milliers, les colons blancs prospéraient, eux. Les mines et les plantations se développaient. Les ports de l’île étaient bondés de fiers galions apportant des produits manufacturés de la métropole et emportant de riches produits coloniaux. Pour de nombreux colons, le rêve de fortune devint réalité. Certains retournèrent en Espagne et dépensèrent en menant une vie tapageuse la fortune arrachée aux Indiens. D’autres construisirent de belles maisons, importèrent des meubles et des vêtements coûteux et se lancèrent sans la fondation d’une aristocratie coloniale. Oviedo écrivit à Charles Quint qu’il n’y avait pas une ville en Espagne comparable à la ville de Santo Domingo où il y avait des résidences surpassant en grandeur, splendeur et confort les palais dans lesquels vivaient les personnages royaux de la mère patrie.

Mais le réservoir de main-d’œuvre d’esclaves indiens n’était pas inépuisable. Un jour, les Espagnols découvrirent qu’il commençait à se tarir : 40 000 Indiens furent importés des Bahamas pour refaire le plein. Le massacre inconsidéré d’Indiens cessa. Quand tout cela s’avéra inadéquat, on importa des esclaves nègres. Mais le commerce des esclaves n’était encore que piètrement organisé et la rareté de la main-d’œuvre se fit rapidement ressentir. Ici une plantation, là une mine durent être abandonnés. Les exportations et les importations commencèrent à diminuer de façon alarmante. De nombreux colons dégoûtés renoncèrent et se transportèrent au Mexique et au Pérou.

De nombreux malheurs arrivèrent quand l’Angleterre et la Hollande armèrent des corsaires pour se jeter sur le commerce espagnol. Les eaux autour d’Hispaniola se mirent à grouiller de ces navires à un point tel qu’un galion avait peu de chances d’arriver à destination, à moins d’être escorté par un vaisseau de guerre. Le gouvernement fut obligé de fermer tous les ports de l’île à l’exception de Santo Domingo. En 1856, Sir Francis Drake s’empara de la ville et la garda durant près d’un mois. Avant de partir, il décida de la réduire en cendres. Ce n’est qu’après un début prometteur que les citoyens de la ville réunirent la rançon pour ce qui en restait en lui payant la somme de 80 000 pièces de huit(1).

La colonie espagnole ne recouvra jamais sa prospérité antérieure. L’agriculture fut presque entièrement abandonnée et les habitants devinrent propriétaires de ranches et éleveurs. Au XVIIe siècle, la partie ouest de l’île fut perdue au bénéfice de la France.

              
(1) Note du traducteur : ancien peso espagnol de huit réaux [retour]

 

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Dernière mise à jour le 08 sept. 2001 © 1999-2001 getup@free.fr