CITOYEN TOUSSAINT
de Ralph Korngold
Première partie
Haïti avant Toussaint
CHAPITRE 6
La traite des esclaves
Dès 1503, quelques nègres avaient été
transportés de Guinée à Hispaniola et vendus comme esclaves. Beaucoup plus robustes que
les Indiens, ils étaient incomparablement plus aptes au travail des plantations. Le vieil
historien espagnol, Herrera, dit : « LAfricain prospèrait si bien à la
colonie que l'on était d'avis, quà moins de pendre un nègre, il ne mourrait
jamais, car, jusquici, on nen avait recensé aucun qui
soit mort de maladie. » Et on nous assurait que « Le travail d'un
nègre dépassait celui de quatre Indiens. »
En 1516, Charles Quint accorda une licence à un favori
flamand pour importer annuellement 4 000 nègres en Haïti, à Cuba, à la Jamaïque
et à Porto Rico. Le courtisan n'avait aucune intention d'entreprendre ce commerce
lui-même et vendit sa licence à des marchands génois qui la cédèrent à des
Portugais.
Au début, la traite des esclaves était mal organisée ou
plutôt n'était pas du tout organisée. Des capitaines trafiquant au long de la côte
africaine avaient coutume de ramener quelques nègres avec leur cargaison d'or, d'ivoire
et de gomme. Étant donné l'accroissement de la demande d'esclaves, on trouva que pour
être vraiment profitable, ce trafic devait être organisé, doù l'établissement
au long de la côte ouest de l'Afrique, du Cap Vert à l'équateur, de « comptoirs
d'esclaves ».
Un comptoir d'esclaves combinait un fort et un comptoir
commercial. Dans les enceintes fortifiées, il y avait la caserne des soldats, des bureaux
et des entrepôts, des résidences de fonctionnaires, etc. Ici, les esclaves étaient
accumulés et gardés jusqu'à l'arrivée du navire négrier. Lhomme à la direction
des opérations commerciales était l'agent. Il restait au fort et dirigeait les
activités d'agents subalternes, dispersés à l'intérieur, qui entretenaient un flot
continu d'esclaves en direction du comptoir. En excitant la cupidité d'un chef de tribu,
ils ramenaient souvent à condamner un grand nombre de ses propres sujets à être vendus
en esclavage. En exhibant aux yeux avides d'êtres primitifs un couteau pliant, un collier
de perles, un morceau d'étoffe éclatant, ils arrivaient à ce quun mari vendît sa
femme, des parents leurs enfants, des enfants leurs parents.
On estime quau cours de trois siècles, de 1500 à
1800, trente millions de nègres furent enlevés d'Afrique et vendus en esclavage. Un
million dentre eux furent amenés à la colonie française de St. Domingue. Moreau
de St. Méry estime qu'en 1789, au commencement de la Révolution, un tiers des esclaves
de la colonie étaient nés en Afrique.
Les négriers conduisaient les esclaves au comptoir,
accouplés cou contre cou avec de lourds poteaux fourchus et attachés les uns aux autres
par des chaînes. Par une chaleur brûlante, des pluies torrentielles, à travers des
jungles épaisses et la plaine africaine desséchée, traversant à gué les cours
deau infestés de crocodiles, cinglés par les fouets des conducteurs, piqués par
les insectes, déchirés par les ronces, les hommes, les femmes et les enfants noirs
cheminaient péniblement vers le comptoir. Là, ils étaient parqués dans des
« trunks » des casernes dépourvues d'ameublement et de sanitaires
pour attendre l'arrivée du navire négrier.
Un témoignage devant une commission d'enquête de la
Chambre des Communes prouve quon embarquait jusqu'à six cents esclaves embarqués
dans un navire de cent vingt tonneaux. Les esclaves mâles, entièrement nus, avaient une
chaîne qui leur courait du poignet à la cheville. Ils étaient menés à la cale et
obligés de s'étendre sur des étagères de bois construites les unes au-dessus des
autres. La place allouée à chacun « n'était guère de plus d'un pied et demi de
largeur et cinq pieds et six pouces en longueur. » Étant donné que la distance
entre les étagères s'avérait être de « deux pieds dans de nombreux cas et deux
pieds et quelques pouces pour le restant » le témoignage du capitaine qui
disait : « Ils n'avaient pas autant de place qu'un homme dans un
cercueil » n'était pas qu'une simple façon de parler. Chaque esclave était
ensuite attaché à un anneau à boucle. Au plancher ou à une barre de fer courant sur
toute la longueur de l'étagère. Les femmes et les enfants n'étaient pas
enchaînés mais avaient à peine plus d'espace.
Le voyage durait de cinq semaines à
quatre-vingts jours, selon le vent et la position du comptoir. Le lecteur se souviendra du
Trou Noir de Calcutta et s'étonnera que les conséquences nétaient pas également
désastreuses. La raison est que l'on sortait fréquemment les esclaves sur le pont pour
leur faire prendre un peu d'exercice. L'exercice consistait à les faire sauter sur place
avec leurs chaînes. Les gardiens appelaient cela « danser ». S'ils refusaient
de danser, ils étaient battus avec un chat à neuf queues.
Le pourcentage moyen de morts pendant le voyage allait de
sept à huit pour cent, mais dans certains cas, la moitié de la cargaison était perdue.
En tenant compte de ceux qui mouraient pendant le voyage vers le comptoir, dans les
« trunks », dans le ressac furieux qui faisait capoter les canots 1égers qui
transportaient les nègres au navire, à l'arrivée à destination et, pendant la
« période de conditionnement » à peine la moitié des esclaves
achetés par les agents arrivaient vivants pour travailler sur une plantation.
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