CITOYEN TOUSSAINT
de Ralph Korngold
Première partie
Haïti avant Toussaint
CHAPITRE 7
Esclaves domestiques et esclaves des champs
À leur arrivée au
Cap, le marché principal de St. Domingue, les esclaves étaient rassemblés dans des
casernes à quelque distance de la ville. Une inspection de ces casernes, faite en 1784
sur l'ordre du ministre de la Marine, relate dans le rapport officiel avoir « révélé
une vision révoltante de morts et de mourants jetés pêle-mêle dans la saleté ».
Quand un esclave était acheté, il ou elle était marqué
au fer sur la poitrine avec les initiales du propriétaire. Lusage avait été
abandonné à travers les Antilles mais persistait à St. Domingue. Un rapport soumis par
les planteurs de St. Domingue à l'Assemblée nationale française après
léclatement de la révolte des esclaves assure néanmoins que la situation des
nègres à la colonie laissait peu à désirer. Le rapport disait :
« Qu'une personne loyale et bien informée compare l'état déplorable des
nègres en Afrique avec le sort agréable et peu rigoureux de ceux de nos colonies !
À l'abri du besoin, pourvus d'un confort inconnu de bien des paysans d'Europe, assurés
de la jouissance de leur propriété (car ils avaient de la propriété et elle était
sacrée), soignés en cas de maladie avec des frais et des soins inconnus des hôpitaux
réputés d'Angleterre, protégés et respectés dans l'infirmité de l'âge, tranquilles
en ce qui se rapporte à leurs enfants; leur famille et leurs amis, soumis à un travail
proportionné à la force de chaque individu, affranchis quand ils le méritaient. Tel
était le vrai tableau, sans fard, du sort de nos nègres.»
Doù l'on se rappelle la question de Lincoln, «
Pourquoi ceux qui vantaient tant les avantages de lesclavage ne demandèrent-ils
jamais le privilège de devenir eux-mêmes esclaves ? »
Le rapport admet que quelques propriétaires d'esclaves
abusaient de leur pouvoir :
« Nous ne nierons pas quil existait
vraiment parmi les planteurs un très petit nombre de maîtres durs et féroces. Mais quel
était le sort de ces hommes méchants ? Abhorrés et détestés par les hommes de
bien, ostracisés, discrédités ils vivaient dans l'opprobre et le déshonneur, et
mouraient dans la détresse et le désespoir.»
La considération du sort des esclaves rend nécessaire
leur séparation en deux groupes principaux les esclaves domestiques et les
esclaves des champs.
Les compétences s'accordent pour admettre
que les esclaves domestiques n'étaient, en règle générale, pas maltraités, mais ils
étaient tout autant à la merci de leurs maîtres que les esclaves des champs. Le
témoignage devant la Commission d'enquête comporte des récits de cruautés effroyables
infligées par des maîtres sadiques à des esclaves domestiques. Reconnaissons que pour
le cas des esclaves domestiques, de tels traitements étaient exceptionnels, mais le fait
demeure quils avaient lieu et que les esclaves n'avaient aucune réparation.
Les esclaves domestiques étaient habituellement des
nègres créoles. Ils constituaient une classe privilégiée parmi les esclaves et
regardaient de haut les esclaves des champs qui, pour la plupart, étaient de
naissance africaine. Ils obtenaient quelquefois leur liberté, soit pour bons et loyaux
services, soit pour les satisfactions amoureuses accordées à leur maître ou maîtresse.
Un nègre libre était pratiquement toujours un ancien esclave domestique ou lun de
ses descendants.
La position sociale d'un planteur dépendait en grande
partie du nombre d'esclaves domestiques quil entretenait. Moreau de St. Méry dit
que la plupart des planteurs de St. Domingue en possédaient quatre ou huit fois plus que
nécessaire. Quand un planteur donnait un grand dîner, il y avait souvent un esclave
derrière chaque chaise, de sorte que la circulation en était entravée. En pareille
circonstance les esclaves domestiques n'étaient pas surchargés de travail. En fait, ils
étaient la plupart du temps oisifs. Chacun avait une tâche particulière à accomplir et
si on lui ordonnait de faire quoi que ce soit d'autre, il avait l'impression qu'on abusait
de lui. « Lhospitalité généreuse avec laquelle les voyageurs étaient
reçus dans l'île et la vue de nombreux esclaves domestiques plus ou moins indolents et
souriants, activement occupés à ne rien faire, ont conduit ces voyageurs à tenter de
faire l'apologie de l'esclavage », dit Peytraud.
Quand le maître était bon envers lui,
l'esclave domestique acquérait quelquefois une véritable affection pour lui. Quand les
esclaves se soulevèrent, beaucoup de planteurs et leur famille furent sauvés par leurs
esclaves domestiques. Pourtant, le trait non moins remarquable de la révolte des esclaves
de St. Domingue fut que les esclaves domestiques que leurs maîtres avaient traités avec
tous égards n'en ressentirent pas moins leur solidarité avec les esclaves des champs.
Après avoir conduit leurs maîtres en sécurité, ils rejoignaient généralement les
rebelles.
Les esclaves des champs étaient le prolétariat du monde
des esclaves. À leur arrivée à la plantation, on les affectait à l'un des trois
groupes principaux. Le premier comprenait des hommes et des femmes vigoureux, le second
les vieux, les faibles, les adolescents et les femmes pourvues d'enfant ; le
troisième comprenait des enfants dont le travail consistait principalement à récolter
de l'herbe pour le bétail.
On réveillait les esclaves des champs avant le lever du
soleil par le claquement des fouets des commandeurs affranchis, mulâtres ou
nègres. Le claquement du fouet était le bruit le plus caractéristique dans une
plantation de St. Domingue. Il donnait le signal du lever le matin, de l'agenouillement
pour la prière, du commencement ou de la fin du travail. Le claquement des fouets, les
cris de douleur étouffés, les gémissements sourds des nègres prennent la place du
chant du coq. « C'est par de tels bruits infernaux que j'ai été réveillé le
lendemain matin de mon arrivée à St. Domingue, » écrit de Wimpffen.
La journée de travail
était excessivement longue. Les nègres étaient aux champs de l'aube au coucher du
soleil, sans aucun répit sauf le temps nécessaire pour avaler leur nourriture.
« Ils n'ont pas plus de trois à quatre heures de sommeil, surtout à l'époque de
la récolte, » dit du Tertre. Le gouverneur de Gallifet écrit : « La
majorité des colons obligent leurs nègres à travailler au-delà de l'endurance humaine,
toute la journée et la plus grande partie de la nuit. » Des témoins devant la
Commission d'enquête témoignèrent que « les esclaves travaillent aussi longtemps
qu'ils peuvent rester éveillés ou peuvent tenir sur leurs jambes. »
Si les esclaves travaillaient au moulin, le fait de ne pas
rester éveillés pouvait avoir de sérieuses conséquences. Une main ou un bras pouvait
se faire prendre dans la machine, ou le malheureux engourdi de sommeil pouvait tomber dans
un chaudron de sucre bouillant. Pour maintenir les esclaves éveillés, le surveillant
leur donnait fréquemment l'ordre de chanter, ce qui semble avoir trompé des observateurs
superficiels.
Pour leurs nombreuses heures de labeur, les esclaves
avaient droit à la nourriture, au vêtement et au couvert. Le Code des Noirs prescrivait
que les esclaves adultes devaient recevoir une ration hebdomadaire de deux mesures et
demie de manioc ou trois de cassave et deux livres de buf salé ou trois de poisson.
La loi cependant n'était pas observée. À St. Domingue, seulement un planteur sur quatre
donnait des rations quelconques à ses esclaves. Les planteurs de la colonie française
avaient adopté un système originaire du Brésil qui les déchargeait de toute
responsabilité de nourrir ou vêtir leurs esclaves. Chaque famille nègre se voyait
attribuer un lopin de terre où cultiver des fruits et des légumes pour sa propre
consommation. Les esclaves pouvaient vendre le surplus en ville, le dimanche, et acheter
de la viande, du poisson et des vêtements. Pour leur permettre de cultiver leur terre, on
leur accordait le samedi et le dimanche libres. En 1782, le baron de St. Victor, qui
était loin d'être un abolitionniste, écrivait : « Les trois quarts des maîtres
de St. Domingue ne nourrissent pas leurs esclaves et leur volent tout le loisir que la loi
leur accorde. C'est trop ! Tôt ou tard le désespoir poussera ces malheureux à
bout. »
Cette prédiction se réalisa une décennie
plus tard. Les nègres de St. Domingue ne se révoltèrent pas pour obtenir leur liberté,
comme on le croit généralement. Au commencement de la révolte, pas même Toussaint
Louverture ne croyait l'émancipation possible. Leur principale revendication était une
journée supplémentaire par semaine pour cultiver leur portion de terre.
La faim sévissait tellement parmi les esclaves de
St. Domingue que beaucoup passaient une partie de la nuit à errer dans la campagne
à la recherche de nourriture, cest à dire à voler les jardins des nègres des
plantations voisines ou des petits fermiers blancs ou mulâtres affranchis. L'intendant
Patoule écrivait au ministre de la Marine que des mesures devraient être prises pour
contraindre les planteurs à nourrir leurs esclaves, ce qui « soulagerait les gens
harassés et souvent ruinés par les esclaves qui volent et pillent en quête de
nourriture, n'importe où ils le peuvent, parce que leurs maîtres ne les nourrissent
pas. »
Un témoignage devant la Commission denquête
révèle que dans les Antilles britanniques, ceux qui étaient trop vieux pour travailler
« n'avaient pour seule nourriture que ce qu'ils pouvaient obtenir de membres
éventuels de leur famille. » On ne peut guère croire quà St. Domingue, où
même les esclaves valides nétaient pas nourris, les choses aient pu être
différentes. La prétention des planteurs que les esclaves étaient et respectés dans
l'infirmité de leurs vieux jours s'inscrirait, si elle était vraie, au crédit des
familles de vieux esclaves, mais guère à celui des propriétaires d'esclaves. Il s'est
de même avéré que beaucoup de planteurs ne se souciaient guère davoir des
esclaves tellement inutiles et « les chassaient pour qu'ils aillent piller, mendier
ou voler. »
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